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Les textes des participant(e)s à l'atelier d'écriture
17 décembre 2011

Exercice d'attention par Jim C.

And the sky is gray...

Le bruit est quelque chose d’extraordinaire. Puissant, perturbant, agité, il ne cesse d’habiter la ville, d’en battre la mesure au fil des jours. Le bruit, cette conglomération de son qui de boucan peut devenir symphonie au gré des auditeurs. Tendre l’oreille et en saisir les spécificités, les particularismes musicaux reste un exercice difficile, périlleux même pour quiconque s’y prendrait à la légère. En ce sens, il est vrai que je dispose d’un avantage sur mes concitoyens, je suis devenu muet à la suite d'un traumatisme survenu il y a de cela quelques années maintenant. Un avantage certes à nuancer mais un avantage tout de même surtout pour l’amoureux des sons que je suis. Quoi de plus ironique, me direz-vous ; comment un muet peut-il apprécier la parole ? Comment un être privé de toute possibilité d’expression orale peut-il vouer un véritable culte à l’oralité ? Je n’ai ni l’envie, ni la capacité de l’expliquer, c’est ainsi, je suis devenu adepte des bruits, esthète des voix, qu’elles soient gutturales ou aiguës, assurées ou pleines d’hésitation (si tant est qu'elles soient utilisées avec élégance). En cela, je suis à l’écoute comme personne de ce que la ville peut exprimer. A chaque déplacement, ce sont de véritables concerts en plein air auxquels j’assiste et cela sans autre frais que la douleur qui parfois ralentit mes pas. Ainsi, je vague entre les rythmes, entre les variations de cuivre s’élevant d’un chantier en construction, entre les modulations jazzy issues de la lutte de plusieurs conversations s’entrechoquant, entre le bruissement métallique de la marche des individus sur les différentes plaques d’égout et autre grilles d’aération. Un véritable orchestre, vous dis-je, si bien que même l’illustre Mozart serait resté pantois devant tant de maestria. Et alors que je me dirige vers ce petit café où moi et mes quelques proches sommes devenus des habitués au fil des consommations et des éclats de rire, je ne cesse de me délecter de la musique qui m’est jouée avec tant de naturalité. Et ce vent qui s’insinue en finesse entre deux mesures de silence : si seulement vous pouviez l’entendre comme je l’entends, si seulement vous pouviez percevoir les notes cristallines qu’il éveille au contact des feuilles, les roulements de batterie qu’il s’amuse à composer avec la poussière des trottoirs. Oh non, ne plaignez pas mon handicap, jamais, mais plaignez plutôt votre incapacité à saisir la grandeur des bruits les plus communs et les plus insignifiants !

C’est avec ces pensées parasites que j’arrive à la hauteur de mes compagnons dans ma discrétion habituelle. Leur nom ou leur apparence n’ont aucune importance, seule compte ici leur parole et voilà comment ils en font l'usage à cet instant précis :

- Je ne sais pas pour toi mais, cette année, les soldes, je ne les trouve pas géniaux.
- Pareil. Je n’ai acheté qu’un pantalon et pourtant, ce n’est pas faute de m’être tapé deux jours dans les magasins.
- Ouais. Je pensais y aller avec ma mère, elle est beaucoup plus douée que moi pour trouver des trucs intéressants.

Je peux assurer, avec toute l’humilité dont je peux faire preuve, que s’ils accordaient autant d’importance que moi aux mots, aux lettres et aux sons, ils n’oseraient pas bafouer ainsi leur beauté. Les barbarismes qu’ils utilisent à tout-va ressemblent à la chute d'un chef d’orchestre entraînant irrémédiablement un chaos indescriptible ; la cacophonie qui s’ensuit manque de me faire vomir et je maudis l’espace d’un instant mon incapacité à pouvoir les couper par une phrase assassine. Lorsqu’ils prennent conscience de ma présence, ils me saluent d’un geste et entament avec moi une chorégraphie de mains propre à la langue des signes. Bénie soit-elle car, bien acquise (et c’est le cas ici), elle ne s’embarrasse pas de longueur ni de faute de français quelconque. Elle est directe, simple, sans concession, sans ballet de respiration à chaque fin de phrase ou autre « euh » épouvantablement régulier. Nous nous asseyons à une table dont les chaises en osier nous accueillent chaleureusement et à nouveau la symphonie du monde reprend ses droits. Les pots d’échappement hurlent des flots de notes graves qui viennent mourir à nos pieds, la mine de crayon du serveur se casse sous le poids de nos commandes et le bruissement de la gomme a l’allure d’une ligne de basse. Mes deux amis reprennent leur échange oral rongé par la même désinvolture grammaticale tandis que, de mon côté, je reprends le flot de mes pensées. 

Une voiture s'engage dans la ruelle d'à côté et la musique de l'autoradio se faufile avec difficulté jusqu'à notre table. Une phrase chantée en coeur réussit à s'accrocher au pied métallique puis à grimper jusque sur le plateau circulaire où nos boissons ont à présent élu domicile. Je la regarde se débattre avec les notes stridentes issues du tintement du verre sur la table à chaque fin de gorgée et soudain la phrase se jette à mes oreilles avec toute la force qu'il lui reste encore. « All the leaves are brown and the sky is gray » entends-je avec délectation. Tout est au mieux dans le meilleur des mondes et le bruit reste quelque chose d’extraordinaire.

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